Anthologie du diabolo

Le texte ci-dessous, titré «Anthologie du diabolo», est une commande de la Bibliothèque Nationale de France (B.N.F.) et du Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne (C.N.A.C.) pour le projet documentaire «Encyclopédie des Arts du Cirque». Vous retrouverez ce texte, dans une version une plus courte, sur le site «Encyclopédie des Arts du Cirque» :
http://cirque-cnac.bnf.fr/fr/jonglerie/manipulation-objets/diabolo .

Priam PIERRET

Les flous originels

Le diabolo, en tant qu’art de variété traditionnel en Chine, est présent dans les arts de la scène (« cirque chinois ») depuis plusieurs siècles, et les numéros sont le plus souvent interprétés par un groupe de jeunes filles. L’objet récréatif du diabolo vient effectivement de Chine, entre le Ier et le XIe siècle, où son nom « kouen-gen » signifie « appareil faisant le vide » à l’image de l’air qui sort des deux disques creux latéraux pourvus de fentes sur leurs pourtours, mais on recense en réalité au moins quatre appellations différentes selon les époques et les régions chinoises.
Cependant, il est difficile d’ignorer la similitude avec le « rhombos », objet de sorcellerie de la Grèce et de l’Italie antique (6e siècle avant notre ère) qui se manipule avec une ficelle éventuellement attachée à des baguettes.

C’est bien de Pékin, juste après la Révolution, que le premier « kouen-gen » est ramené en Europe par le diplomate anglais Lord Macartney, et c’est au début du XIXe que ce jeu d’extérieur, prisé par la bourgeoisie, traverse la Manche et prends le nom de « diable » en référence au sifflement intense et aigu (« un boucan du diable ») que produit l’air sur les fentes en rotation. Le premier artiste de cirque diaboliste en Europe est Ramo Sameo qui se produit à partir de 1820 dans toute l’Allemagne.
La mode du jeu du « diable » va et vient durant le XIX siècle, et c’est en 1906 que l’ingénieur franco-belge Gustave Philippart réinvente l’objet en donnant aux calottes leur forme conique et en se voyant proposer le nom de « diabolo », un jeu de mot entre « diable » et le verbe grec « diabállô » (dia – bállô, littéralement « lancer à travers »). S’en suit alors, dans toute la France, une démocratisation du jeu, avec de nombreux concours mais aussi moult accidents, qui finalement provoqueront son interdiction dans la plupart des espaces publics et une grande perte de notoriété.

Précision suisse, qualité allemande, plastique asiatique

A la fin du XXe siècle, les meilleurs diabolos sont fabriqués en Suisse et Allemagne et sont distribués dans le monde entier. Les diabolos sont désormais moulés avec des nouveaux matériaux élastomères plus résistant que le caoutchouc, indéformable et quasi inusable.
Les rares passionnés ou artistes de cirque diabolistes développent de nouvelles figures grâces aux innovations techniques. Citons par exemple les baguettes désormais fabriquées en métal ou en fibres de carbone, plus courtes, et qui font sortir le fil par leur extrémité, permettant une meilleure stabilité en l’air et donc la création de nombreux lâchés de baguettes. Citons également un équilibrage de très haute précision et le développement de ficelles synthétiques, permettant d’atteindre des vitesses de rotation de plus de 2000 tours/minute tout en conservant parfaitement l’axe de départ (équilibrage des forces gyroscopiques), ce qui autorise des figures à deux diabolos au-delà du simple carrousel (mouvements circulaires en opposition des deux diabolos), comme par exemple le fameux tourbillon (capture du carrousel dans une grande boucle de ficelle).
Dans les années 1990, ces nouveaux répertoires sont alors mis en livre (Le Diabolo de A à Z, la pentalogie de Donald Grant) et en vidéo (Diabolo Folies), ce qui provoque une nouvelle démocratisation du diabolo en Europe, à la fois comme jeu mais aussi comme véritable discipline de cirque, en tant qu’art de la jonglerie.
A la même époque, en Asie de l’Est, c’est le Japon qui innove avec l’utilisation de calottes en plastique, ce qui réduit fortement le frottement calottes/ficelle, et l’intégration dans l’axe d’un roulement à billes, ce qui empêche la décélération.
Ces innovations permettent un style de jeu beaucoup plus rapide qui deviendra typique de l’Asie de l’Est, en opposition aux styles de jeu chinois traditionnel et européen.
Le site internet japonais « DiaRhythm » (2001) est le premier site web qui propose des vidéos de nouvelles figures, et l’artiste diaboliste japonais Ryo Yabe remporte le concours de l’International Juggling Association (2002, catégorie Junior).

Diabologie planétaire ou l’impossible anéanti

En France, en 2002, les étudiants ingénieurs Priam Pierret, Jean Baptiste Hurteaux et Sylvestre Dewa, rassemblent les diabolistes français les plus innovants, dont l’artiste de cirque multi-recordman Tony Frebourg, pour créer « Diabology », premier DVD consacré à la discipline, qui compile plusieurs centaines de nouvelles figures à un et deux diabolos, et instaure les premiers répertoires à un diabolo en axe vertical (vertax ou excalibur), à trois et quatre diabolos en l’air (avec la théorie siteswap adaptée du jonglage balles), en passing en duo à cinq et six diabolos, et surtout, à trois diabolos dans la corde, chose qui semblait impossible jusque-là. En Allemagne, à la même époque, Lena Koehn élargit également le répertoire à deux et trois diabolos et les artiste du duo Tr’Espace, Roman Müller et Petronella von Zerboni (première diaboliste diplômée du CNAC, en 2001) mettent en scène le premier numéro de vertax.

Grâce au Web et aux conventions de jongleries, les artistes et les passionnés communiquent, se rencontrent et constatent les incroyables progrès de la discipline. Signalons également l’organisation de « freestyles » et de « battles » (formes de concours issues de la culture hip hop), en Europe et en Asie, qui incitent les participants à se surpasser et présenter publiquement leurs créations.
Mais ce n’est que le début, car pour la nouvelle génération (parfois des adolescents de douze ans), ces nouvelles limites sont une base, et ainsi, à partir de 2005, grâce notamment à la démocratisation du partage de vidéos sur le Web, des diabolistes du monde entier atteignent de nouvelles limites : figures corporelles et lâchers intégraux (tenue par le centre de la ficelle avec les deux baguettes lancées en rotation) à un diabolo, transposition des répertoires à un et deux diabolos respectivement vers les répertoires à deux et trois diabolos, vertax à deux diabolos, figures à quatre et cinq diabolos en l’air et quatre diabolos dans la corde, et passing huit diabolos en duo.
A Taiwan, ou la culture traditionnelle chinoise rencontre la modernité japonaise, et ou le diabolo est un sport obligatoire à l’école, le collectif M.H.D. forment les jeunes diabolistes au plus haut niveau (citons William Lin). Plusieurs collectifs asiatiques sont alors crées, dans une forme beaucoup plus moderne que les traditionnelles troupes de cirque de « petites chinoises ». En France, quelques autodidactes (Guillaume Karpowicz, Etienne Chauzy, Robin Spinelli, Alexis Levillon) perpétuent l’innovation à la française initiée un siècle auparavant. Et dans de nombreux pays, des diabolistes novateurs contribuent à l’enrichissement du répertoire.

    

En 2010, Nico Pires, jeune artiste diaboliste français travaillant à Hong Kong, parvient alors à fédérer plus d’une centaine de diabolistes (dont une vingtaine de professionnels et autant d’adolescents) issus des cinq continents pour le projet « Planet Diabolo », afin de mettre en vidéo tous ces nouveaux répertoires, dans trois formes de compilations : une guide pédagogique, un répertoire de spectacles et un film documentaire scénarisé (« Diabolo is a trip »). Une fois encore, la communauté pense avoir atteint ses limites, et une fois encore, à partir de 2013, ces limites sont de nouveau repoussées : nouveaux répertoires à un et deux diabolo en indiana (deux baguettes dans une main et manipulation fouettée), deux diabolos galexy (un diabolo dans l’axe horizontal et l’autre dans l’axe vertical), enrichissement des répertoires à trois et quatre diabolos dans la corde, départs autonomes à cinq diabolos dans la corde et six diabolos en l’air, figures en passing à cinq et six diabolos, départs en passing à neuf et dix diabolos).

    

Au cours des quinze premières années du XXIe siècle, le répertoire total de la discipline, tous styles confondus, est passé d’une centaine de figures à plusieurs milliers, et, systématiquement, ce qui semblait impossible à un moment donné, est devenu possible quelques années plus tard. A l’heure où ces lignes sont écrites, en 2017, cette expansion ne semble pas être stabilisée.

La beauté, simplement

Un répertoire d’une telle envergure, cela semble être un cas exceptionnel (unique ?) dans les arts du cirque. Il existe une explication à cela : la notion d’entropie, en science, quantifie le désordre d’un système, et cela revient à dénombrer ses états possibles, un état étant décrit par les formes, les orientations et les positions relatives des composants du système. Une figure n’étant qu’une succession d’états dans le temps, l’entropie est ainsi une bonne mesure de l’étendue du répertoire possible dans l’absolu. Une balle, seule, dure, sans son jongleur, n’a qu’un seul état. Deux balles, et toutes les directions d’alignement deviennent des états possibles. Ajoutez le jongleur, dont le corps souple a déjà une grande entropie propre, et vous avez déjà un grand répertoire. Imaginez maintenant des diabolos, le diaboliste, deux baguettes et une ficelle (un autre corps souple beaucoup plus souple qu’un corps humain), et vous avez un des systèmes les plus complexes des arts du cirque, dont la très grande entropie offre un répertoire de figures d’une extrême richesse.
Devant ce répertoire si riche et si nouveau, les écoles de cirque trouvent difficilement les formateurs compétents techniquement, et la plupart des artistes professionnels de la génération précédente ne mettent pas à jour leur répertoire, peut-être par manque de temps ou de courage, mais surtout car cela est inutile. En effet, pour le public non averti, il est très difficile de comprendre les mouvements rapides et complexes du diaboliste, et atteindre le fameux effet « waouh » ne nécessite pas d’explorer les nouvelles richesses du répertoire. On se retrouve donc dans cette situation saugrenue d’une discipline de cirque dont les extrémités techniques du répertoire sont tenues par une grande communauté de jeunes amateurs passionnés et non par les meilleurs professionnels. Citons toutefois le rare contre-exemple du français Tony Frebourg, professionnel depuis près de vingt ans, qui continue d’ouvrir la voie en jonglage aérien à quatre et cinq diabolos.

     

Pour se démarquer, quelques rares professionnels explorent de nouveaux chemins, dans la mouvance du cirque contemporain, en allant chercher du côté de la danse et de l’acrobatie, ou en sublimant les gestes les plus simples dans des chorégraphies millimétrées pour les faire apparaître sous un jour nouveau. Nous citerons à ce titre le travail de recherche remarquable du jeune prodige français Guillaume Karpowicz, largement autodidacte techniquement mais également formé aux écoles de cirque de Bordeaux puis de Stockholm, qui présente, dans une gestuelle saccadée minimaliste, des micro-lancers et des déplacements d’un diabolo sur sa corde, avec une précision extrême, pour un effet graphique absolument nouveau, et d’une très grande beauté, simplement.

Auteur : Priam PIERRET, juin 2017
Remerciement à Renaud Gras (Musée du diabolo), Tom Pierard, Sylvestre Dewa et Nico Pires

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